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Lettre morte

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Octobre 2000

Télégramme de Philippe Poussin à Antoine Desclaibes.

J’AI TROUVÉ QUELQUE CHOSE !

Lettre d’Antoine Desclaibes à Philippe Poussin.

Cher Philippe, puis-je croire à ce qui se passe ? Est-ce possible ?

Reviens dès que tu le peux et surtout, garde secrète la nature de notre découverte ; elle est trop folle pour être entendue. J’oscille moi-même entre le plus grand scepticisme et l’idée stupéfiante que nous ayons pu effectivement toucher du doigt la plus extraordinaire des révélations. Nous avons en tout cas la réponse à cette question qui n’avait cessé de nous tarauder : la raison pour laquelle le poème d’Escartille de Puivert s’est retrouvé en enfer. Ne cachait-il pas le plus sombre des blasphèmes ? Ce manuscrit était un piège ; il semble suffisamment sérieux pour qu’on l’ait condamné à l’oubli – et pas assez, sans doute, pour qu’il soit détruit. Après l’aventure de l’abbé Saunière, ceux qui l’ont eu entre les mains ont-il su ce qu’il recelait ? J’en doute ; ils s’en seraient aussitôt débarrassés d’une manière plus radicale, afin qu’il ne puisse ressurgir. Je pense qu’ils ont seulement deviné l’odeur de soufre qui l’entourait – c’est le cas de le dire – avant qu’ils ne soient eux-mêmes emportés par l’Histoire. Je pense qu’ils ont compris son sens obscur, sans savoir exactement à quoi ils se trouvaient confrontés. Je pense qu’ils ont eu peur, et qu’ils ont laissé ce manuscrit à la postérité, comme une lettre morte.

Comprends-tu la signification de cette découverte, si jamais il s’avérait qu’elle ait la moindre parcelle de vérité ? Les ossements du Christ ! Les reliques les plus sacrées et les plus inadmissibles ! Cela voudrait dire qu’il n’y a pas de résurrection de la chair ! L’existence même des reliques du Christ tuerait jusqu’à l’idée de cette survivance des corps dans l’au-delà. Cela voudrait dire que, d’une certaine façon, les cathares avaient raison : que l’Eucharistie n’était pas autre chose qu’une métaphore. De là, tout l’édifice catholique ne pouvait que s’effondrer. On ne pouvait que se jeter dans les bras de la secte, qui offrait la seule alternative encore possible : la résurrection, non de la chair, mais de l’âme, à travers d’autres vies terrestres, dans d’autres corps, sous d’autres conditions, jusqu’à l’eschatologie finale. La reconnaissance de ces reliques, leur divulgation aux yeux du monde, ne pouvaient que signifier la fin de Rome et de sa puissance séculaire ! Voici la source de cette terreur qui aurait animé le pouvoir de ces temps obscurs ! Le Christ catholique était bel et bien mort ! Dieu était mort sur terre ! N’ont-ils pas à tout prix tenté de le sauver ?

Il est inconcevable que les cathares aient pu adorer ces reliques : jamais ils n’ont rendu grâces à quelque relique que ce soit, ni appuyé leur théologie sur une quelconque assise matérielle. Mais oui, comme disait le manuscrit, LA PREUVE EST ICI, ou du moins, la foi qu’ils mettaient dans cette preuve, dans ce que ces ossements représentaient à leurs yeux : et cette foi se suffisait à elle-même pour discréditer le pouvoir pontifical à tout jamais ! Il suffisait de le croire, de partager ce doute crucial, pour que la partie hérétique soit gagnée ! Pourquoi, alors, les cathares n’auraient-ils pas crié haut et fort qu’ils possédaient entre leurs mains ce qu’ils pouvaient considérer comme une arme absolue ? Peut-être parce qu’ils avaient peur, eux-mêmes, d’avoir raison. Peut-être parce qu’ils redoutaient que cette preuve fût bien réelle, et que son pouvoir les dépasse tous, catholiques et hérétiques mêlés ! Qu’il les emporte dans la tourmente de son incertitude : celle de voir qu’il n’existe, au-delà de la mort, que le néant, l’infini néant ! Était-ce cela, le Graal de Montségur ? Non pas le sang du Christ, ni le calice où Joseph d’Arimathie recueillit ce sang, mais son corps – la réalité matérielle des restes de son corps ? Car au fond, l’existence des reliques du Christ ne pouvait également signifier que l’erreur de la religion cathare elle-même : les hérétiques n’avaient-ils pas prétendu que le Christ s’était adombré, qu’il n’était qu’un pur esprit, aux apparences d’homme ? Mais non ! Ils avaient, eux aussi, la preuve qu’il avait bel et bien été un être de chair et de sang, comme tous les autres, promis comme eux à un tombeau sans lendemain ! Le Christ était mort ! L’homme, jamais, n’avait ressuscité et ne ressusciterait jamais ! Quelle horreur, quelle insupportable ruine pour l’espérance humaine !

À moins qu’il n’y ait une autre interprétation, moins folle, celle-ci. Et sans doute plus exacte, ou en tout cas plus conforme à notre raison…

Nous sommes peut-être en face du message le plus ingénieux qu’un artiste ait pu inventer. Un troubadour devenu cathare, comme l’était Escartille. Une fable, une métaphore en effet, une œuvre géniale : un poème en cachant un autre. Non pour accréditer des faits sujets à caution et à tant de perplexité, mêlant le rêve à la réalité de l’Histoire, des faits que nous aurions bien du mal à admettre sans y trouver matière à une vaste plaisanterie ; mais pour signifier, de la façon la plus ardente qui soit, la portée des horreurs que notre inlassable chroniqueur avait traversées au cours de sa vie. Un poème caché, rendu à la seule vérité de son temps, tout imprégnée de sens et de mysticisme, ce temps où l’on ne pouvait faire un pas sans voir autour de soi tantôt l’œuvre de Dieu, et tantôt celle du Diable ; une œuvre de fiction jaillie de sa seule imagination, une sublime parabole par laquelle il aurait pu traduire la complexité et l’effroi de ces spectacles de souffrance continuels qu’il avait sous les yeux.

Alors, le troubadour aurait lui-même imaginé sa chanson de geste, son contre-Évangile, oscillant entre la damnation et la recherche d’une hypothétique rédemption. Il aurait brodé le fil de son récit en y mêlant ce qu’il avait sous les yeux avec les personnages nés de son imagination, créant à mesure des années son vaste stratagème, jusqu’à livrer ce message ultime dans une grotte, une caverne inconnue, semant le doute pour toujours parmi ces religions dont il ne pouvait admettre l’intransigeance, ennemie de l’amour.

Un rêve, en somme, autant qu’un cauchemar.

Pétri des contradictions et des mystères de son temps.

Nous confiant, aujourd’hui seulement, ses dernières clés.

Les livres ont une histoire. Celle-ci est peut-être la première entre toutes.

Une histoire, c’est comme une fleur ;

Elle naît, elle vit et elle meurt.

La voici en train de mourir.

Pourtant, s’il existe la moindre chance pour que ces reliques nous mettent vraiment sur la voie… S’il y avait là ne serait-ce qu’une parcelle de vérité… Comment en avoir la certitude, Philippe ? Une datation au carbone 14, à supposer que nous parvenions à l’obtenir grâce à tes relations dans les milieux scientifiques, pourrait nous renseigner sur la date approximative de ces ossements, ce qui serait déjà un pas. Une expertise ADN nous aiderait davantage : encore faudrait-il trouver les moyens de reconstituer fidèlement une photographie de l’ADN complet de notre cadavre. Mais en l’absence de marques suffisantes – pigments de peau, traces de salive ou restes de cheveux – cela est hautement improbable, pour ne pas dire impossible ! Pourtant, il nous faut tout tenter. Il nous suffit d’un souffle.

D’un miracle peut-être.

Le corps du Christ.

Nous devons savoir s’il existe.